jeudi 7 mai 2015

Pourquoi l'un des principaux experts de politique étrangère russe redoute une guerre majeure avec l'Europe (Partie 1)

Le président russe Vladimir Poutine et le ministre de la Défense Sergueï Choïgou visitent des exercices militaires à Kirillovsky

L'article qui suit est la transcription d'un entretien réalisé par le journaliste américain Max Fisher, rédacteur en chef du site Vox, publié le 5 mai 2015 avec Fedor Loukianov.
Fedor Loukianov est le rédacteur en chef de la revue Russia in Global Affairs et président du Conseil de politique étrangère et de défense russe. Loukianov est l'un des experts de politique étrangère les plus influents et les mieux informés de Russie. Il est largement considéré comme reflétant la position de politique étrangère officielle de l'establishment russe.


Fedor Loukianov à Londres en 2014
Le grand jeu en Europe

Max Fisher: Beaucoup de gens voient une tentative de la part de la Russie de dresser les occidentaux les uns contre les autres comme une stratégie destinée à affaiblir la capacité des États occidentaux à organiser une action contre la Russie.

Fedor Loukianov: Je les entends tout le temps, ces déclarations hystériques selon lesquelles Poutine serait en train de détruire l'Union européenne, d'accentuer les divergences entre les différents pays et de soudoyer les politiciens. C'est juste vice-versa. L'Union européenne est en très grande difficulté, et toutes les divisions y sont internes. Elles ne sont pas créées par Poutine. M. [Viktor] Orban est devenu premier ministre de Hongrie et va peut-être y rester jusqu'à la fin de sa vie, ce n'est pas à cause de Poutine. Il était anti-communiste, et même un anti-russe fervent. Si la Grèce est devenue ce qu'elle est, ce n'est pas à cause de Poutine.

Mais bien sûr, étant donné que c'est un fait qu'il y a des problèmes structurels profonds au sein de l'Union européenne, il est étrange de penser que la Russie ne devrait pas essayer d'utiliser ce fait. Alors, oui, bien sûr, nous pouvons voir de larges efforts systémiques pour encourager ces forces qui peuvent perturber, par exemple, l'unité pour les sanctions. Cela, pour moi, est très légitime.

Comme je le disais, la compréhension de la façon dont les États-Unis fonctionne est très faible ici. Mais avec l'Europe, je pense que la Russie comprend beaucoup mieux comment cela fonctionne et comment elle peut être influencé. Pour stimuler ces éléments destructeurs qui sont déjà là de toute façon - bien sûr. Le problème avec cette stratégie est, en fin de compte, que nous risquons d'augmenter les troubles dans l'UE. Il est difficile d'influencer la prise de décision en encourageant les pays comme la Hongrie, la Grèce ou Chypre, parce qu'ils ne sont pas tenus de rester dans l'Union européenne. Traditionnellement, il y avait deux pays pour décider : la France et l'Allemagne. Maintenant, il y a un seul pays: l'Allemagne. Et cela signifie que plus la Russie aura de succès dans son jeu avec les forces marginales, plus grandes seront les tensions avec le pays clé.

Les relations de la Russie et de l'Allemagne sont dans le pire état depuis je ne sais pas quand, depuis les années 1950 et 1960. Et l'Allemagne est vraiment en train de prendre une position qui était initialement très peu attendue ici. Les dirigeants russes ont sous-estimé le fait que l'Allemagne a commencé à se percevoir comme le leader européen, et le leader européen ne peut pas se permettre d'avoir des négociations difficiles avec la Russie comme il [l'Allemagne] en avait avant.

L'Ostpolitik allemande [la politique de la guerre froide qui consistait à travailler avec le bloc soviétique tout en insistant sur la neutralité de l'Allemagne de l'Ouest] a été traditionnellement définie par les grandes entreprises, qui étaient très intéressées par le marché russe depuis les années 1960. Ils avaient assez d'influence sur le gouvernement pour faire prévaloir leurs intérêts. Ils ont essayé de le faire l'année dernière, ainsi - des entreprises comme Siemens ou E.ON ou des compagnies gazières, des fabricants de machines-outils, ils sont vraiment désireux de garder la Russie. Mais ils ont découvert que pour la première fois, le gouvernement leur a dit de se taire. «Il y a des enjeux beaucoup plus élevés, c'est un beaucoup plus grand enjeu, donc fermez-la." Et ils l'ont fermée. Ainsi maintenant, nous voyons un environnement complètement différent en Allemagne.

La compétition pour l'Allemagne

La chancelière allemande Angela Merkel et le président russe Vladimir Poutine à Saint-Pétersbourg en 2013 (OLGA Maltseva / AFP / Getty)

Max Fisher: la politique de l'Allemagne envers la Russie semble beaucoup diviser les allemands. Les sondages d'opinion montrent que de nombreux allemands ne souhaitent pas prendre une telle ligne dure envers la Russie; ils ne veulent pas être autant impliqués dans la crise en Ukraine. Les anciens chanceliers allemands Gerhard Schroeder et Helmut Schmidt ont appelé à une politique qui soit plus coopérative avec la Russie, plus en ligne avec l'Ostpolitik. Quel est le point de vue de Moscou sur ces divisions ?

Fedor Loukianov: Cela a suscité très peu d'intérêt, jusqu'à récemment. Quand l'Allemagne a pris une position [une ligne dure], comme elle l'a fait l'an dernier, les explications [à Moscou] ont été très simplistes. Nous voulions croire que ce changement était entièrement à cause de la pression américaine sur l'Allemagne. J'ai passé deux mois en Allemagne au début de cette année, et je peux dire que la pression américaine est là, bien sûr. Mais en fait, c'est beaucoup plus profond que ça. Il s'agit vraiment du repositionnement de l'Allemagne en tant que la puissance européenne.

Quant à l'opinion publique, c'est un phénomène très intéressant qui mérite d'être étudié en profondeur. D'une part, vous voyez, selon les sondages d'opinion, la perception de Poutine et de la Russie qui est très négative. Plus de soixante-dix pour cent des Allemands considèrent Poutine comme un méchant, que la Russie va dans le mauvais sens, et surtout cette catastrophe de l'avion Malaisien [le vol MH17, qui a été abattu au-dessus de l'Ukraine en Juillet 2014 est pour une large part de l'opinion l'oeuvre de combattants armés par la Russie]. En même temps, si vous parlez aux gens et cherchez plus en détail, le problème n'est pas la Russie - le problème est la méfiance croissante de la population envers la direction politique en Allemagne et en Europe en général.

J'ai eu une conversation très intéressante avec le président [allemand] de la commission de politique étrangère du Bundestag. Sa collaboratrice m'a dit: «Vous savez, il y a un gros problème ici, en Allemagne avec la propagande russe de Poutine qui sape tout." J'étais vraiment surpris de l'entendre, parce que je ne l'avais pas constaté, franchement. Elle disait : "Nous avons reçu beaucoup de courriels critiquant notre président pour ses politiques critiquant la Russie sur l'Ukraine, comme étant trop dures, et ainsi de suite." Je lui ai dit : "Attendez une minute, vous voyez les gens qui le critique comme un produit de la propagande de Poutine?" Elle a répondu, "Oui, bien sûr." Mais ne pensez-vous pas qu'ils pourraient simplement être en désaccord avec lui ? C'est une société démocratique!

Elle était un peu confuse par cela, mais cela montre un problème clé. La population de plus en plus ne fait pas confiance [au leadership de l'Allemagne], pas à cause de la Russie ou de l'Ukraine, mais parce qu'ils ont perdu la compréhension de ce qui se passe dans l'Union européenne. Ceci est un problème profond au niveau de l'intégration de l'Union européenne. Si la propagande de Poutine étaient plus intelligente, cela pourrait être utilisé [en Europe]. "S'ils nous disent tout le temps que la Russie est si mauvaise, c'est peut-être parce qu'en fait il y a quelque chose qui ne va pas chez eux."

L'Ukraine est devenue un phénomène très intéressant parce que d'une part il a consolidé les establishments [en Europe contre la Russie], parce que les establishments voient une menace extérieure, et une menace extérieure est toujours une bonne chose pour faire avancer certaines politiques. Dans le même temps, la plupart des citoyens - en Allemagne, sans même parler de l'Europe du Sud, où ils ne se soucient pas de l'Ukraine du tout - ils ne comprennent pas; ils se demandent : "Pourquoi devrions-nous souffrir pour cela?" Les contre-sanctions russes ont frappé certaines régions [au niveau économique]. Les gens demandent: «Pourquoi devrions-nous souffrir pour quelque chose que nous ne voulons pas?" (...)
(suite à lire dans la partie 2)

Source : VOX
(Trad : Bertrand)

Une autre partie de l'entretien (au sujet des relations Russie-US) traduite par le site Dedefensa :

Interview de Fédor Loukianov : “Hillary est la pire option”

1 commentaire:

  1. Interview très intéressante par la nature du responsable interrogé...il dresse un tableau sans complaisance de l'opposition grandissante entre les populations et les dirigeants européens. Il ne s'agit pas que d'un phénomène allemand. La France peut être considérée comme la toute première puissance européenne à être au bord de l'insurrection. Le peuple français n'a plus confiance dans ses dirigeants du PS ou de l'UMP, c'est ce qui explique la montée forte du FN. L'Ukraine est un fardeau pour l'UE. En laissant l'Allemagne prendre le leader-ship de l'UE, en réponse aux pressions américaines, l'UE s'est fourvoyée et a pris le risque d'une guerre à ses portes. Grave décision qui méritera peut-être un jour un nouveau Nuremberg pour rappeler que les peuples ne doivent pas être opprimés par une caste dirigeante sans légitimité comme le sont les dirigeants de l'UE.

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