lundi 19 octobre 2015

Bons baisers de la mer Caspienne Par Pepe Escobar

Bons baisers de la mer Caspienne

Le Nouveau grand jeu en Eurasie a progressé à pas de géant la semaine dernière lorsque la Russie a lancé 26 missiles de croisière de la mer Caspienne contre onze positions de EIIS/EIIL/Da’ech en Syrie, les détruisant toutes. Ces frappes navales constituaient la première utilisation opérationnelle connue des missiles de croisière de pointe SSN-30A Kalibr.
Les bonzes du Pentagone n’avaient qu’à regarder derrière leurs épaules pour suivre la trajectoire de vol de ces missiles Kalibr, capables d’atteindre leurs cibles à 1 500 km de distance. Un message tout ce qu’il y a de plus clair, concis et précis livré par Moscou au Pentagone et à l’Otan. Tu me cherches p’tit gars ? Avec tes gros porte-avions protubérants, peut-être ?
Qui plus est, en sus de la création de facto d’une zone d’exclusion aérienne au-dessus de la Syrie et du sud de la Turquie, le croiseur de la marine russe Moskva, avec à son bord 64 missiles mer-air S-300, est maintenant amarré à Lattaquié.
Les proverbiales sources anonymes étasuniennes ne pouvaient s’empêcher de passer à la vitesse supérieure, en prétendant que quatre missiles étaient tombés en Iran. Le haut commandement russe a tourné les affirmations en ridicule, tous les missiles ayant atterri à moins de trois mètres de leurs cibles.
Au Pentagone, on ne savait même pas qu’on pouvait tirer des missiles Kalibr à partir de navires de petite taille, leurs missiles Tomahawks ne pouvant être lancés qu’à partir de bâtiments beaucoup plus imposants.
Tout ce que le Pentagone a trouvé à dire au beau milieu d’une crise d’apoplexie généralisée, c’est que l’aviation à long rayon d’action et les missiles à longue portée des Russes constituent une nouvelle menace pour la défense stratégique de la patrie, dixit l’amiral William Gortney, le commandant de NORAD [Commandement de la défense aérospatiale de l’Amérique du Nord, NdT] , devant le Atlantic Council [groupe de réflexion étasunien, NdT].
Le missile de croisière russe représente une menace « qui pose un défi particulier pour NORAD et le Commandement du Nord » [des États-Unis, NdT]. Ah bon ?
Tu parles d’une sous-estimation à l’échelle du Nouveau grand jeu ! Il est assurément justifié de soutenir que le développement militaire russe des dernières années a placé la Russie en avance de plusieurs générations sur les USA. En cas de Guerre chaude 3.0 (que personne ne souhaite, sauf les docteurs Folamour habituels), ce sont les missiles et les sous-marins qui seront les armes de prédilection, et non pas les porte-avions gigantesques Made in USA.
Si le Pentagone est sous le choc, c’est parce que cette petite démonstration de la technologie russe sonne la fin du monopole étasunien sur les missiles de croisière à longue portée 1. C’est que les analystes du Pentagone travaillaient encore sur l’hypothèse que leur portée était d’environ 300 kilomètres.
Il faut dire aussi que l’Otan a été prévenue. La Russie peut l’écraser en un rien de temps, dixit les conversations dont j’ai été témoin en Allemagne la semaine dernière. Les discours fougueux du type tu violes mon espace aérien ! ne feront pas recette non plus.
Pour revenir au scénario du docteur Folamour si les choses venaient à se gâter, la seule réponse possible des USA serait de lancer des missiles balistiques intercontinentaux dotés d’ogives nucléaires. Sauf que la Russie aura déployé ses systèmes de défense antimissiles S-500, constitués chacun de dix missiles intercepteurs qui devraient atteindre facilement tout missile balistique lancé par les USA.

Idiot et modérément idiot

Mais une fois le choc initial passé, le Pentagone a repris ses inepties, complétant à merveille toute la ribambelle de manchettes aussi idiotes les unes que les autres, comme ici et ici.
Ash Carter, le grand manitou du Pentagone, a juré que Washington n’allait pas collaborer avec Moscou en Syrie parce que la stratégie du Kremlin est tragiquement erronée. Erronée dans le sens que la Russie a tué plus de brutes salafo-djihadistes d’allégeances diverses en l’espace de quelques jours que la coalition des opportunistes tordus (COT) dirigée par les USA en plus d’un an. Qui se rappelle que le nom officiel de l’intervention de COT est Opération détermination absolue ?
Il y a aussi le problème lié à la stratégie du pas question de jouer dans la même cour que toi pratiquée par le Pentagone. Le ministère de la Défense russe a pourtant précisé que c’est le Pentagone qui avait d’abord appelé à une coordination des activités en Syrie.
Pour ajouter l’inconséquence à l’ineptie, le Pentagone a annoncé qu’il mettait au rancart son plus récent échec monumental, ce programme de 500 millions de dollars visant à former et équiper des rebelles syriens modérés, constitués d’un impressionnant groupe de quatre ou cinq irréductibles prêts à combattre EIIS/EIIL/Da’ech.
Il n’y aura donc plus de formation, mais plutôt un soutien à des facilitateurs (des agents du renseignement locaux en fait), dont la mission sera de déterminer des cibles à frapper dans le faux califat pour le compte de la COT. Ils seront conseillés sur la façon d’interagir avec le Pentagone à distance.
Des choses pareilles, ça ne s’invente pas !
Quant à la fourniture d’équipement, on l’a considérablement réduite. Il ne reste plus que des fusils d’assaut à distribuer à quelque 5 000 rebelles modérés, qui seront bien sûr aussitôt saisis par le front al-Nosra, alias Al-Qaïda en Syrie, ou par les brutes du califat.
Ash Carter était évidemment ravi de sa nouvelle stratégie magistralement concoctée, qui devrait contribuer à augmenter la puissance de combat de ces rebelles modérés indéfinissables. Il jure du même souffle que Washington reste déterminé à former ces rebelles modérés, en se fondant dorénavant sur des bases différentes pour atteindre pratiquement le même type d’objectif stratégique.
C’est à ce parangon de médiocrité qu’est Ben Rhodes, le conseiller national adjoint pour les communications stratégiques des USA, que revenait la tâche d’expliquer plus en détail le nouveau point de mire de la stratégie magistralement concoctée, qui consiste à établir des relations avec les dirigeants et les unités [parmi les groupes armés syriens], et à pouvoir leur remettre des fournitures et de l’équipement. Ne vaudrait-il pas mieux nouer de telles relations à partir d’une page Facebook ? C’est économique et sûrement plus efficace !

Décontracte-moi, chérie

Même si les relations entre Washington et Moscou sont plus crispées que jamais, il y a au moins un enjeu pour lequel leurs intérêts convergent, soit la collaboration avec les Kurdes au nord-est de la Syrie, ce qu’ont reconnu des membres du PYD (Parti de l’union démocratique). Le coprésident du PYD Salih Muslim est catégorique : nous lutterons aux côtés de quiconque combattra Da’ech.
L’analyse du PYD est toutefois frappée d’anathème par le Pentagone et la Maison-Blanche. C’est que le PYD sait une chose ou deux à propos des djihadistes et rebelles modérés sur le terrain. Pour le PYD, EIIS/EIIL/Da’ech, le front al-Nosra et Ahrar al-Sham, c’est du pareil au même. Traduction : des rebelles modérés, ça n’existe pas. Le PYD accepte aussi que Bachar al-Assad demeure au pouvoir un certain temps, mais seulement pour une période transitoire.
Le PYD a parfaitement compris la signification de l’offensive russe. Il s’oppose farouchement à une zone d’exclusion aérienne sous contrôle turc, il est maintenant assuré qu’il n’y en aura jamais. Il est pleinement conscient aussi de l’existence d’une brigade dirigée par un sultan turkmène formée par Ankara (des rebelles modérés version turque), qui a fait défection en masse en faveur de EIIS/EIIL/Da’ech.
Pendant ce temps à Sotchi, le président russe Vladimir Poutine a rencontré (encore) le ministre saoudien de la Défense, le prince Mohammed ben Salmane, ce même prince guerrier qui massacre des civils au Yémen. Le ministre des Affaires étrangères Serguei Lavrov et le ministre de l’Énergie Alexander Novak étaient également présents.
Sur le plan diplomatique, il s’agissait pour l’essentiel que Moscou et Riyad conviennent qu’il n’est pas question que EIIS/EIIL/Da’ech prenne le pouvoir en Syrie. Le problème se trouve évidemment dans les détails. On a beaucoup insisté sur une solution politique. Poutine a été de nouveau on ne peut plus clair. L’offensive en cours vise à stabiliser le pouvoir légitime et à créer les conditions propices à un compromis politique. La maison des Saoud a compris le message : c’est la voie tracée par les Russes ou la voie menant à un cul de sac.
Mais la seconde alternative exerce encore un certain attrait, si l’on en croit les proverbiaux représentants saoudiens anonymes qui ont confirmé que des gens à la solde du prince Salmane, ami de Poutine, ont livré 500 missiles antichar TOW aux rebelles modérés de l’ancienne Armée syrienne libre (ASL). Vous pouvez parier que lesdits TOW seront capturés par des salafistes-djihadistes d’allégeances diverses en moins de deux.
Tous ces échanges frénétiques avaient lieu au moment même où le tout nouveau centre de coordination entre la Russie, l’Iran, l’Irak, la Syrie et le Hezbollah devenait opérationnel à Bagdad. Ça, c’est du sérieux ! C’est ainsi que l’on gère les renseignements obtenus sur le terrain. Une frappe a peut-être raté de peu le calife Ibrahim, mais elle a tout de même envoyé au paradis d’Allah plusieurs autres notables du califat. Ce qu’il faut retenir, c’est que le Pentagone n’a pas été invité et a été informé de la frappe irakienne en regardant CNN. Après tout, l’expérience passée montre que le Pentagone n’excelle pas vraiment dans l’art de recueillir des renseignements sur le territoire irakien.
Des sources chiites à Bagdad m’ont confirmé de nouveau ce qui est sur toutes les lèvres, à savoir que le Pentagone et l’administration Obama sont non seulement désintéressés à lutter vraiment contre EIIS/EIIL/Da’ech, mais qu’au mieux ils traînent les pieds dans ce qu’on pourrait qualifier de soutien réticent. Tout ceci parce que la stratégie de l’administration Obama (posez la question au pitoyable Ben Rhodes) demeure encore et toujours qu’Assad doit partir, avec quelques variantes sémantiques.
Et la Turquie dans tout cela ? La réponse est courte. Le sultan Erdogan ne sait tout simplement pas comment s’y prendre avec les Kurdes, qu’ils soient en Syrie ou en Turquie. Il ne sait pas comment s’y prendre avec la Syrie. Même chose avec Moscou. En Syrie, en Irak et en Iran, on blague : il est inutile d’attaquer la Turquie, laissons la s’écrouler d’elle-même. Vous pouvez d’ailleurs compter sur le sultan Erdogan pour que cela se produise.
Les innombrables impasses du sultan expliquent pourquoi le premier ministre turc Ahmet Davutoglu, ce tenant de l’ancienne doctrine zéro problème avec nos voisins, affirme maintenant qu’Ankara est prêt à parler avec Moscou et Téhéran au sujet de la Syrie, tant qu’il ne s’agit pas de légitimer Assad. Davutoglu élabore aussi une logique tordue selon laquelle les frappes aériennes russes vont accroître le flux de réfugiés syriens en Turquie. Il faut donc s’attendre à ce qu’Ankara autorise une nouvelle vague de réfugiés qu’il garde dans ses camps de détention à prendre le chemin de l’Europe fortifiée. Il pourra ensuite jeter le blâme sur Poutine et ses missiles.
Pepe Escobar
Le 12 octobre 2015 – Source : Asia Times
Traduction : le Saker francophone.
Pepe Escobar est l’auteur de Globalistan : How the Globalized World is Dissolving into Liquid War (Nimble Books, 2007), Red Zone Blues : a snapshot of Baghdad during the surge (Nimble Books, 2007), Obama does Globalistan (Nimble Books, 2009) et le petit dernier, Empire of Chaos (Nimble Books).
1. Pour l’aspect psychologique et symbolique de la question, il faut noter que c’est la première fois dans l’Histoire qu’un missile de croisière n’est pas tiré à partir d’un navire de l’US Navy, NdT

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