mercredi 12 mai 2010

L'Europe, la burqa et la crise


L'Europe doute et cherche des boucs émissaires. Le vrai problème, c'est la crise économique et l'Europe n'a pas de modèle de sortie de crise. Ce qui nous attend, c'est une récession sans fin. Il est temps de nous attaquer à l'atonie de notre demande intérieure et de promouvoir une régulation continentale des échanges commerciaux par un protectionnisme européen raisonnable.

Une nouvelle forme de xénophobie politique - diverse mais constante dans son orientation Nord-Sud - ravage l'Europe. Les politiciens flamands ne veulent plus des Wallons, ces pauvres du Sud. Le gouvernement français se passionne tout d'un coup pour la burqa et la polygamie, problèmes statistiquement marginaux, et tente d'activer le ressentiment contre des Français venus du Sud. Les hommes politiques de l'Europe du Nord, conservateurs allemands en tête, nous proposent de rejeter hors de la zone euro, ou de mettre en tutelle financière, des Européens du Sud - Grecs, Portugais, ou Espagnols ou Italiens - s'ils ne se tiennent pas bien : "pourquoi soutenir des "Pigs" en qui on ne peut avoir confiance, ces pays du "Club Med" qui n'auraient peut-être jamais dû rentrer dans l'euro ?" C'est la question posée à Londres, c'est la question posée à Francfort.



Pour le moment, les peuples ne suivent pas. La France a déjà montré, lors des élections régionales, qu'elle n'était guère sensible à la question de l'identité nationale. Mais l'obstination de son gouvernement à activer les thématiques ethniques, le passage instantané de l'identité nationale à la burqa et à la polygamie conduit à une nouvelle inquiétude. Nos gouvernants sont-ils à ce point égarés qu'ils cherchent à se rassurer eux-mêmes en traquant une inexistante menace religieuse ? Que de temps perdu ! La division, la recherche du bouc émissaire, la xénophobie disent l'incertitude française, l'incertitude européenne. Déchirons-nous, trouvons des responsables, identifions-les ethniquement, persuadons-nous qu'ils sont fondamentalement différents de nous, et surtout, surtout, évitons de parler du vrai problème.

Le vrai problème, c'est la crise économique qui n'est pas qu'une crise financière ou une crise des finances publiques. Le vrai problème, les marchés l'ont bien vu, est simple : l'Europe n'a pas de modèle de sortie de crise ; l'Europe n'a pas de perspective de reprise de croissance forte. Suprême paradoxe, les marchés, ce marché, qui a conquis les élites françaises depuis trente ans, se retourne contre l'autre totem national, l'Europe. Les marchés contre l'Europe : ce n'était pas prévu. Et ça fait mal.

Revenons en arrière, à la panique financière de septembre 2008. La crise ne résulte pas de la seule folie des banquiers comme veulent nous le faire croire ceux qui ne veulent rien changer à l'organisation économique ; l'origine immédiate de la crise, c'est l'accumulation d'une montagne de dettes, publiques ou privées suivant les pays. Cette dette était destinée à compenser la stagnation des salaires des classes moyennes et des milieux populaires dans les pays développés, stagnation qui était et reste la conséquence de l'ouverture brutale des échanges commerciaux avec les pays émergents.



L'ouverture totale des échanges avec des pays bénéficiant de salaires faibles et d'une productivité moyenne qui augmente beaucoup plus vite qu'en Europe tire inlassablement vers le bas les salaires européens. Comme la recherche de rentabilité du capital est toujours forte, cette situation encourage les entreprises à aller là où se trouve la croissance, à compresser les salaires pour augmenter leurs marges et à déprimer durablement l'économie du continent. Là est la cause profonde de la crise, son non-dit, qui apparaît aujourd'hui brutalement dans son expression financière, véritable retour du refoulé.

La crise de la demande est aggravée par une gestion égoïste, nationale, ou devrait-on dire ethnique plutôt qu'européenne, de l'économie allemande. L'Allemagne a fait le choix d'un modèle économique entièrement tourné vers l'exportation - avec une consommation intérieure faible, des gains de productivité et de compétitivité et, depuis dix ans, une réforme drastique de son modèle social - pour accroître ses chances dans la mondialisation. Cette réforme s'est faite dans un esprit non européen, peut-être post-européen : l'aire d'influence de l'Allemagne, dans l'esprit de ses dirigeants, ce n'est plus l'Europe, c'est le monde.

Alors tant pis si les réformes structurelles font chuter la demande allemande pour les produits européens. Et tant pis, ou plutôt tant mieux, si les entreprises allemandes gagnent des parts de marché hors d'Europe sur d'autres entreprises européennes. Cela n'améliore pas la balance des paiements européenne mais cela améliore la situation allemande. Chacun pour soi. Nous retrouvons dans la gestion même des économies européennes ce problème latent de l'identité nationale, mais sous une forme non fantasmatique cette fois, avec des conséquences réelles pour le niveau de vie des peuples.



Ce qui nous attend est assez facilement prévisible et les marchés l'ont bien vu : le coup d'arrêt programmé à l'endettement met en lumière la faible capacité de croissance de la plupart des économies européennes dont le moteur interne est grippé. Celles-ci subissent de plein fouet la désindustrialisation (France), un effort d'innovation insuffisant (Espagne, Portugal, Grèce), des gains de productivité faibles (France et tous les pays du Sud), les conséquences d'une bulle immobilière (Espagne, Irlande), une dette publique déjà immense (Italie), le sous-investissement (tous), la Grèce cumulant tous ces problèmes. Qui dit croissance faible dit hausse des déficits publics. Mais si au nom de la lutte contre les déficits publics, on coupe dans les dépenses de l'Etat, on arrête l'un des principaux moteurs de la croissance et on ramène la stagnation. Ce qui attend l'Europe aujourd'hui, c'est une récession non pas longue, mais sans fin.

La discipline budgétaire publique n'est donc pas la réponse parce que nous ne sommes pas sortis de la crise. La possibilité de s'endetter à un niveau européen ou la création d'un fonds de garantie ne sont pas non plus une solution : une dette continentale plutôt que nationale ne serait qu'un subterfuge de plus pour fuir la réalité. Nous devons nous attaquer à la vraie cause : l'atonie de la demande intérieure européenne, un temps masquée par l'endettement public et privé. La maîtrise budgétaire ne sera pas la réponse à la crise. Elle l'aggravera.

Tant que les gouvernements européens n'auront pas trouvé le moyen de relancer les salaires, ils seront contraints de trouver dans des thématiques ethniques, dans la xénophobie, la justification de leur existence. Chacune des aggravations de la situation économique nous promet donc une accentuation de la politique du ressentiment.

Il est en vérité une solution fort simple et simultanée à nos maux économiques et à la xénophobie, qui ne demanderait qu'un peu de lucidité politique et beaucoup de travail gouvernemental. Une régulation continentale des échanges commerciaux par un protectionnisme européen raisonnable (il ne s'agit pas d'autarcie !) permettrait la hausse des salaires et de la demande, et la résorption des dettes. Elle serait fondée sur des critères économiques, sociaux, environnementaux et ne serait d'ailleurs qu'une réponse normale à des pays comme la Chine qui pratique, quant à elle, un protectionnisme agressif, que nous tolérons bêtement et lâchement pour ne pas nous fermer les portes de son marché, volontairement comprimé par le contrôle des salaires et la sous-évaluation de la monnaie.



L'Allemagne a encore trop besoin de nous pour prendre à la légère une telle proposition. Ses échanges avec l'Europe représentent encore en effet plus de 63% de son commerce extérieur (dont 43% vers la zone euro et 7% vers le Royaume-Uni). Ses dirigeants politiques et économiques ne peuvent pas croire qu'elle continuera de prospérer si les autres pays du continent se mettent à l'imiter dans sa politique de compression des salaires, de réduction des déficits publics ou de faillite programmée. Quand elle se présente en victime de la folie dépensière des économies faibles, l'Allemagne est soit aveugle aux avantages qu'elle en tire en termes de demande, soit hypocrite. L'Allemagne a, comme les autres, besoin de la demande intérieure européenne. Un tel projet ne peut mener dans un premier temps qu'à un dialogue ferme avec les dirigeants chinois. Mais, il ne serait en rien tourné contre le peuple chinois qui bénéficierait rapidement et inévitablement d'une réorientation de la croissance de son pays vers le marché intérieur.



Nous devons comprendre que la lutte pour l'équilibre économique et la lutte contre la xénophobie sont désormais étroitement liées. Seule la définition d'un horizon économique décent nous permettra d'échapper à la généralisation d'une politique du ressentiment tournée contre les plus faibles de nos pays, enfants et petits-enfants d'immigrés. Seule une conception égalitaire des rapports entre les peuples européens permettra de trouver une solution à la crise économique. Seul un monde économique réorganisé selon le principe d'un protectionnisme coopératif, assurant une croissance par les demandes intérieures plutôt que par la recherche de débouchés extérieurs et par le désir d'écraser la concurrence, permettra une bonne entente entre les peuples.

Hakim El Karoui, banquier d'affaires et essayiste, et Emmanuel Todd, historien et démographe

La Tribune

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