jeudi 24 février 2011

Youssef Courbage : « Les sociétés arabes sont sorties de leur repli »

ENTRETIEN - Youssef Courbage, démographe, coauteur avec Emmanuel Todd d’un essai sur l’évolution des sociétés arabes (Le rendez-vous des civilisations. Seuil), analyse les ressorts profonds des révoltes actuelles. 

TC : Avez-vous été surpris par ces mouvements de révolte dans le monde arabe ?

Youssef Courbage : J’ai été surpris par le fait que cela se passe maintenant et que ce soit la Tunisie qui mette le feu aux poudres. Néanmoins, cela devait arriver. D’après les analyses que j’ai développées avec Emmanuel Todd, le processus qui s’est déroulé en Europe à partir du XVIIe siècle puis qui s’est généralisé au monde entier – la Chine de 1949, la Russie de 1905 et de 1917 – ne pouvait épargner un monde arabe qui connaît, depuis 30- 40 ans, exactement les mêmes transfor­mations démographiques, culturelles et anthropologiques que l’Europe à partir du régime de Cromwell, en Angleterre, puis la révolution française de 1789. Il n’y a pas de raison que le mon­de arabe soit une exception. Penser le contraire, c’est être essentialiste, c’est-à-dire estimer qu’il y a une nature arabe ou musulmane rétive aux progrès de l’humanité. Ce n’est pas mon cas.

Quelles sont ces transformations ?

Une progression de l’éducation, pour les garçons puis pour les filles. Vous avez aujourd’hui une majorité de jeunes alphabétisés, sachant lire et écrire. Découle, notamment, de cette éducation, un contrôle de la na­talité par l’utilisation des moyens de contraception, et donc une baisse du taux de fécondité, tombé à une moyenne de deux enfants par femme, dans les pays arabes les plus avancés, au Maghreb. On a pu constater aussi une baisse de l’endogamie avec, en Tunisie par exemple, une chute des mariages entre cousins germains.

À partir de quand peut-on dater le début de ces transformations ?

À l’exception des Libanais chrétiens qui ont bénéficié de la présence des missions chrétiennes et de leurs universités dès le XIXe siècle, le monde arabe a globalement commencé à basculer, c’est-à-dire à avoir une élévation du taux d’instruction et une baisse de la féc­ondité, à partir des années 1960 pour les pays les plus avancés.

Quel a été l’élément déclencheur de ces transformations ?

C’est une volonté politique. Pour certains pays comme la Tunisie sous le ré­gime de Bourguiba, il y avait une volonté de modernisation, d’accès à l’en­seignement aussi bien pour les garçons que pour les filles. Au Maroc c’était le cas des premiers gouvernements de l’indépendance qui avaient fait de l’éducation leur priorité, avant qu’on y mette un bémol parce qu’elle pouvait remettre en question les hiérarchies politiques. Jusqu’à l’avènement de Mohammed VI, les hautes instances du pouvoir ont parfois bloqué l’avancée de l’éducation. Ce qui explique aujourd’hui le retard important du Maroc en matière de scolarisation, surtout des filles et dans les milieux ruraux. Ensuite, cela dépend aussi des moyens dont dispose chaque pays. Les Etats du golfe persique, dont l’Arabie saoudite, grâce à leurs gros revenus pétroliers, peuvent se permettre un enseignement non seulement généralisé mais de  qualité.

En quoi ces transformations peuvent être annonciatrices d’une révolution ?

L’endogamie, c’est-à-dire l’étanchéité du groupe familial, entraîne la fermeture des groupes sociaux sur eux-mêmes et la rigidité des institutions. Quand elle devient moins endogame, une société s’ouvre vers l’extérieur et est donc potentiellement plus propice à se révolter quand elle est gouvernée par un despote. La scolarisation de masse et la baisse de la natalité peuvent aussi indirectement provoquer une prise de conscience et des révoltes. Ces deux facteurs aboutissent souvent à un bouleversement de la cellule familiale, de manière positive ou négative.

Positive, car le fait de limiter sa descendance permet de mieux soigner ses enfants, de mieux les nourrir, de mieux les scolariser et plus longtemps. Ainsi, dans une famille restreinte, modèle vers lequel la famille arabe et musulmane s’achemine, les interactions père-mère, parents-enfants, deviennent plus démocratiques, plus libres, et ceci ne peut avoir qu’un impact positif au plan global.

Négative, car à partir du moment où vous faites cohabiter un enfant instruit et un père analphabète qui détient le pouvoir du fait que toutes ces sociétés sont plutôt patriarcales, le mélange devient explosif. Et les troubles à l’intérieur de la famille ne peuvent que se traduire par des trou­bles à l’échelle de la société.

Donc d’un certain point de vue, le fait de passer de l’instruction majoritai­re des garçons à l’instruction majoritaire des filles, à l’éveil de la conscience, à la sécularisation des sociétés, à la baisse de la natalité, favorise la transition démocratique.

C’est une lecture des événements que l’on voit peu dans les médias…

Oui, la lecture faite par les médias est essentiellement politique et socio-économique. Et, à mon avis, incomplète. La presse a aussi beaucoup insisté sur le rôle d’Internet, de Facebook et Twitter, faisant de ces événements une révolution « gadget ». Il ne faut pas exagérer, internet n’a été qu’un instrument de ces révolutions, pas la cause. On a aussi exagéré le caractère « jeuniste ». Il est vrai que les jeunes universitaires au chômage étaient évidemment plus révoltés que les autres, mais quand vous regardez les photos, du Maroc au Yé­men, vous voyez que toutes les tranches d’âge et les deux sexes sont représentés. Donc, en aucun cas, on ne peut en faire une révolution de jeunes.  De même, ce n’est pas une révolution islamique comme le sous-entendent certains. Au contraire, je crois que cette lame de fond est essentiellement d’origine séculière et laïque.

La propagation de la révolte dans le monde arabe peut donner l’impression de so­ciétés similaires...

Il y a des points communs entre ces sociétés : une majorité de musulmans, une culture arabe identique, une patrilinéarité du Maroc jusqu‘à l’Irak, une transition démographique même dans les pays les plus retardés comme le Yémen. Mais il ne faut oublier que si les grandes tendances sont les mêmes, chaque pays a ses spécificités.
On parle de printemps du monde arabe, mais dans certains pays, les réalités locales peuvent bloquer la révolution. Si des pays considèrent, par exemple, qu’ils sont en but à un facteur extérieur, comme la menace israélienne pour les Palestiniens. Autre facteur, l’hétérogénéité des sociétés. À Bahreïn, vous avez le clivage chiites/ sunnites, de même qu’en Syrie, au Liban… En Tunisie, il y a très peu de musulmans autres que sunnites, très peu de berbérophones, peut-être 5%, une particularité qui a pu faciliter la révolution. On en dirait pas autant de pays comme l’Irak , le Liban, la Syrie ou la Jordanie divisée sur l’origine palestinienne ou transjordanienne. Une société hétérogène peut constituer un facteur de retard pour cette révolution en cours.
Il faut prendre aussi en compte la liberté de la presse, même relative, dans certains pays, la possibilité d’émigrer, la tendance à relativiser, parfois par l’humour, qui sont autant d’exutoires pour le peuple et de soupapes de sécurité pour le régime.

Peut-on parler de l’émergence d’une identité arabe ?

Ce n’est pas aussi simple que cela. La solidarité arabe joue parce que toutes ces populations, quelles que soient leurs religions, se sentent arabes. Mais il y a aussi un patriotisme local. Aujourd’hui, les Tunisiens tirent une très grande fierté du fait qu’ils ont été les premiers à déclencher le processus, alors que les Égyptiens considèrent, eux, que leur ré­volution est avant tout égyptienne, et que c’est elle qui va être porteuse de changements dans le monde arabe. Donc vous avez quelque chose d’assez ambivalent : une identité arabe, un nationalisme arabe qui a émergé à la faveur des révolutions mais aussi un patriotisme strictement tunisien, algérien, marocain…

Par Benjamin Seze
Temoignage Chretien

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