lundi 25 mai 2015

Pourquoi l'un des principaux experts de politique étrangère russe redoute une guerre majeure avec l'Europe (Partie 3)


Un système de lancement de missile balistique russe intercontinental monté sur chemin de fer dans une photo de 2002 (Sovfoto / UIG via Getty)
Voici la troisième partie de l'entretien avec Fedor Loukianov réalisé par le journaliste américain Max Fisher, rédacteur en chef du site Vox, et Amanda Taub, et publié le 5 mai 2015. (Voir la 1ere partie et la 2eme partie)

Fedor Loukianov est le rédacteur en chef de la revue Russia in Global Affairs et président du Conseil de politique étrangère et de défense russe. Loukianov est l'un des experts de politique étrangère les plus influents et les mieux informés de Russie. Il est largement considéré comme reflétant la position de politique étrangère officielle de l'establishment russe.

Menaces nucléaires et dissuasion

Max Fisher: Poutine en a dit davantage sur les armes nucléaires russes récemment. Il y a eu une position en particulier qu'il a prise en Septembre, lors d'une conférence de la jeunesse à Seliger, qui a généré beaucoup de discussions à Washington.

Il a dit, "Je vous rappelle que la Russie est l'une des plus grandes puissances nucléaires du monde. Ce ne sont pas que des mots -.. Telle est la réalité. Qui plus est, nous renforçons notre capacité de dissuasion nucléaire et le développement de nos forces armées."

Beaucoup de gens ont essayé de comprendre pourquoi il disait quelque chose d'aussi provoquant et ce qu'il essayait de démontrer.

Fedor Loukianov: Voilà qui est intéressant. Pour moi et pour beaucoup de gens ici, il n'y a absolument aucun mystère sur ce qu'il essayait de démontrer.

La Russie se sent très vulnérable, mais peut-être un peu moins depuis l'amélioration des forces conventionnelles [après la guerre de 2008 avec la Géorgie]. Il y a une croyance très répandue que la seule garantie pour la sécurité de la Russie, si ce n'est sa souveraineté et son existence, est la force de dissuasion nucléaire.

Après les guerres yougoslaves, la guerre en Irak, l'intervention en Libye, il n'y a plus de débat, c'est la sagesse conventionnelle: "Si la Russie n'était pas une superpuissance nucléaire, un changement de régime du style irakien ou libyen serait inévitable ici. Les Américains sont tellement mécontents du régime russe qu'ils le feraient de toute façon. Dieu soit loué, nous avons un arsenal nucléaire, et cela nous rend intouchable. "

Voilà pourquoi, d'un point de vue très populaire, [les Américains] veulent nous nuire de différentes manières en injectant des révolutions et changement de régime par le biais d'une Maidan-isation et ainsi de suite.

Max Fisher: Certaines personnes ont lu les récentes déclarations de Poutine sur la dissuasion nucléaire comme un moyen pour la Russie de signaler qu'elle pourrait utiliser ses armes nucléaires dans le cas d'une attaque militaire conventionnelle sur la Russie, y compris la Crimée.

Fedor Loukianov: Oui, je crois que c'est dans la doctrine de sécurité de la Russie, l'utilisation préventive des armes nucléaires dans le cas d'une agression conventionnelle [contre la Russie].

Max Fisher: Étant donné ce dont nous avons parlé plus tôt, avec le risque d'un conflit conventionnel indésirable entre la Russie et l'OTAN, il semble que cette doctrine nucléaire pourrait être très dangereuse.

Fedor Loukianov: Oui, cela pourrait être très dangereux, à nouveau en raison du sentiment de faiblesse. La Russie regarde la supériorité militaire des États-Unis, et elle se sent en danger.

Voilà pourquoi vous entendez toutes ces déclarations comme ce présentateur de télévision russe qui affirmait l'année dernière que la Russie pouvait réduire les États-Unis en poussière radioactive. Cela a été perçu, bien sûr, comme quelque chose de tout à fait inacceptable, et cela l'était. Mais cela a été traité ici comme rien de nouveau.

La guerre est-elle imaginable?


Le président Obama parle à des soldats américains et estoniens dans la capitale estonienne Tallinn, où il a promis que les Etats-Unis prendraient la défense de l'Estonie en cas d'agression par son voisin, la Russie (SAUL LOEB / AFP / Getty)

Max Fisher: Nous avons parlé précédemment des scénarios qui pourraient conduire à un conflit armé en Europe entre la Russie et l'OTAN. Personne ne pense qu'il est probable, personne ne le veut, mais cela pourrait arriver. Y a t-il une peur de ce risque dans la direction russe, dans l'establishment russe ? Est-ce quelque chose dont les décideurs à Moscou ont peur ?

Fedor Loukianov: Il y a une crainte. Une question qui était absolument impossible il y a quelques années, pourrait-il y avoir une guerre, une véritable guerre, est de retour. Les gens se posent la question. C'est terrible, mais cela montre combien l'atmosphère a changé. Il y a cinq ans, personne ne pouvait même penser à ce sujet.

Max Fisher: Ces gens dans le gouvernement qui parlent de la possibilité d'une guerre, comment en imaginent-ils le début ?

Fedor Loukianov: Les gens ne pensent pas en soit à un cheminement précis, mais, par exemple, l'aide militaire massive à l'Ukraine des États-Unis - cela pourrait commencer comme une guerre par procuration, puis [il se tait]. Ce n'est pas un scénario qui est explicitement abordé. Mais l'atmosphère est un sentiment que la guerre n'est plus quelque chose qui est impossible.

Max Fisher: Ne vous inquiétez-vous pas que cela ait désensibilisé les gens à certaines politiques ou actes, tels que les vols militaires russes dans les pays baltes ou autre, qui pourrait être déstabilisants? Que l'acceptation de la guerre comme une possibilité ait affaibli les tabous contre elle, plutôt que de faire peur aux gens ?

Fedor Loukianov: Selon les sondages d'opinion, une grande majorité de russes sont contre une intervention russe en Ukraine, par exemple. Bien sûr, cela pourrait être changé par des moyens de propagande, mais en général, je ne pense pas que la population russe soit dans l'état d'esprit de lancer une guerre.

Mais le peuple russe commencent à penser qu'elle n'est plus impossible. La plupart des Russes ne veulent pas d'autres territoires en plus de la Crimée, les sondages le montrent. La perception est plutôt que quelqu'un pourrait essayer de déstabiliser la Russie en tant que pays qui s'oppose aux Etats-Unis, et qu'ensuite nous devrions nous défendre par des moyens militaires.
(partie 1)
(Partie 2)
Source : VOX (Trad : Bertrand)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire