dimanche 20 mars 2016

Trump et l'intelligentsia libérale Par Jean Bricmont


Un excellent article du professeur Bricmont (même si on n'est pas forcément obligé d'être d'accord sur tout) qui analyse brillament les relations tumultueuses de l'establishment US avec son rejeton terrible : The Donald...
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Un nouveau spectre hante les élites américaines: la candidature de Donald Trump à l'élection présidentielle et son succès dans la course à l'investiture du côté républicain. Même l'establishment républicain souhaite bloquer son ascension, bien qu'il attire des foules considérables vers son parti. Du côté démocrate, on espère que son aspect répulsif permettra de faire élire Hillary Clinton.

Commençons par admettre ce qui paraît évident: Trump est grossier, insultant, démagogue, dit une chose et son contraire et est un peu mégalomaniaque.
Mais au-delà de cela, il y a dans la rhétorique anti-Trump pas mal d'aspects révélateurs de la mentalité des élites.
D'abord, on y trouve un de leurs arc-réflexes favoris: les accusations de «fascisme» et d'être un «nouvel Hitler». Depuis que Nasser fut le «Hitler sur le Nil» lors de la nationalisation du canal de Suez, les «nouveaux Hitler» poussent dans l'imaginaire occidental comme les champignons dans les bois en automne : Milosevic, Le Pen, Poutine, Khadhafi, Saddam Hussein, Assad ont tous eu droit à ce genre de comparaisons.
Mais un président des États-Unis n'est pas un dictateur et il n'y a aucun mouvement insurrectionnel derrière Trump. Si Trump s'attaquait sérieusement aux droits ou aux privilèges des élites, il serait rapidement remis à sa place. Après tout, Nixon a remporté une victoire électorale éclatante en 1972 et a dû démissionner peu après parce que, au lieu de s'attaquer brutalement aux marginaux, aux révolutionnaires ou aux peuples d'Indochine, comme il avait l'habitude de le faire, il était impliqué dans une tentative d'espionnage du parti démocrate - le Watergate.
En fait, si Trump tentait d'appliquer les aspects protectionnistes de son programme ou ceux contre l'immigration illégale, il aurait face à lui toute la force du patronat transnational, et le plus gros de la presse et du Congrès. S'il tentait d'être réellement neutre dans le conflit israélo-palestinien, comme il prétend vouloir l'être, le lobby pro-israélien lui ferait vite comprendre que ce ne sont pas des choses qui se font aux États-Unis.


Au moins, le candidat démocrate Sanders, qui est aussi un peu "hors norme", a averti ses électeurs qu'il ne pourrait rien faire, comme président, sans un mouvement populaire derrière lui (ce qui est exact). Mais la même chose est vraie pour Trump, sauf que Trump pense incarner l'homme providentiel qui va tout régler lui-même. Loin d'être une «menace fasciste», le danger de Trump président serait qu'il ne fasse rien de ce qu'il promet à ses électeurs et qu'il poursuive les politiques traditionnelles avec plus de vigueur.
Un autre aspect amusant des campagnes anti-Trump dans la bien-pensance de gauche, c'est qu'on le présente comme totalement hors-norme, inacceptable, à cause de son «racisme». Tout d'abord, comparé à quoi une présidence Trump serait-elle pire? À la guerre du Vietnam, au bombardement du Cambodge et du Laos, à toutes les guerres au Moyen-Orient, au soutien à l'apartheid en Afrique du Sud à l'Indonésie de Suharto et à Israël lors de chacune de ses guerres, aux massacres de masse en Amérique centrale, aux coups d'Etats en Amérique Latine ou en Iran, aux multiples embargos contre Cuba, l'Iran, l'Irak, à la politique des sanctions, à la course aux armements infligée aux pays qui déplaisent aux États-Unis et qui doivent se défendre?

Les intellectuels libéraux américains qui sont horrifiés par Trump oublient un peu vite tout ce que leur pays a infligé à ce qu'ils appellent le ROW (le «rest of the world»- le reste du monde). Le commentateur John Walsh pose la question: qu'est-ce qui est pire, dénigrer les gens en fonction de leur race ou de leur religion ou les tuer par centaines de milliers? Qui parmi les intellectuels libéraux va dénoncer la politique de Clinton comme étant raciste? Mais peut-on croire une seconde que Clinton encouragerait les politiques qu'elle a encouragées en Irak, Libye, Palestine ou que son amie Madeleine Albright a applaudies («500.000 enfants morts en Irak des conséquences de l'embargo pendant les années 1990, oui, ça en vaut la peine») si elle considérait les victimes de ces politiques comme réellement humaines?


Comme nous vivons dans une culture où les paroles sont plus importantes que les actes, et que Clinton est parfaitement politiquement correcte dans sa façon de s'exprimer, ce racisme-là est invisible. Bien sûr, en fin de compte, l'important n'est pas de savoir si les gens sont tués par racisme, mais s'il sont tués dans des guerres non défensives.

On pourrait répondre que Trump, justement à cause de son «racisme» ferait pire. Mais il n'y a aucune indication allant dans ce sens. Il est le premier homme politique américain d'importance à vouloir «America First», ce qui signifie une politique non-interventionniste. Il dénonce non seulement les milliers de milliards de dollars dépensés dans les guerres, les morts et blessés américains, mais aussi les victimes irakiennes d'une guerre déclenchée par un président républicain; il le fait devant un public républicain et arrive à être soutenu par celui-ci. Il dénonce l'empire des bases américaines, il veut construire des écoles aux États-Unis et pas ailleurs. Il veut de bonnes relations avec la Russie. Il constate que les politiques militaristes suivies depuis des décennies ont fait détester les États-Unis un peu partout dans le monde. Il traite Sarkozy de criminel qu'il faudrait juger à cause de son rôle en Libye. Autre avantage de Trump: il est détesté par les néo-conservateurs, qui sont les principaux architectes du désastre actuel.
Bien qu'il soit loin d'être pacifiste (position impossible chez les Républicains), si la gauche n'avait pas tant adhéré aux idées de l'impérialisme humanitaire, le programme de Trump serait vu par elle comme le plus progressiste qui soit en politique étrangère américaine depuis longtemps (même Sanders ne dénonce pas la politique d'ingérence de façon aussi nette).
 
Si on veut comprendre son succès, vu ses positions anti-traditionnelles en politique étrangère, il est un peu facile de tout attribuer au racisme supposé de ses supporters. Comme l'explique Thomas Frank, si des millions d'Américains soutiennent Trump, c'est parce qu'ils voient en lui l'incarnation de leur révolte contre l'establishment, à la fois de gauche et de droite, les deux s'étant parfaitement partagées le travail si on peut dire: la droite prône l'ouverture des marchés et, dans sa branche néo-conservatrice, des guerres sans fin, la gauche fournit des arguments «droits-de-l'hommistes» à la fois à cette ouverture et à ces guerres.
La question du protectionnisme et du libre-échange est compliquée mais on ne peut pas nier qu'elle ait un aspect de classe: pour les gens dont les revenus sont stables, c'est tout bénéfice de pouvoir importer des biens produits dans des pays à bas salaires ou d'utiliser les services fournis par des travailleurs provenant de ces pays. Mais pour ceux qui produisent ces biens ou fournissent ces services, la concurrence de gens qui vendent leur force de travail à moindre coût est inévitablement un problème et le discours de Trump, à la fois en faveur du protectionnisme et de la limitation de l'immigration, ne peut que les attirer.


La gauche intellectuelle (dont la plupart des représentants ont justement des revenus stables, par exemple les universitaires) a totalement ignoré ce problème et l'a abordé uniquement en termes moraux: ne serait-il pas magnifique de vivre dans un monde ouvert aux autres, sans racisme ni discrimination? En gros, on a dit au travailleur blanc qui a perdu son emploi suite aux délocalisations et qui se retrouve au mieux livreur de pizza de se réjouir de vivre dans un monde multiculturel où l'on peut manger des sushis, écouter de la musique africaine et passer ses vacances au Maroc. On lui a aussi dit qu'il ne fallait surtout pas faire de remarques racistes, sexistes, homophobes, que le mariage pour tous était un immense progrès, et que l'idéal de la société n'était pas une relative égalité, mais «l'égalité des chances», c'est-à-dire que les inégalités économiques peuvent être aussi grandes que l'on veut pourvu qu'elles ne soient pas liées à des discriminations et que l'on retrouve parmi les milliardaires un nombre de femmes, de Noirs, d'homosexuels etc. proportionnel à la fraction de la population qu'ils représentent.


Comme cette façon de penser a dominé la gauche depuis des décennies, celle-ci a totalement abandonné la classe ouvrière, en tout cas celle qui est «blanche» et qui, comme le souligne Chomsky, est la grande perdante de cette «mondialisation heureuse», au point de voir son espérance de vie diminuer, ce qui n'est le cas d'aucun autre groupe ethnique aux États-Unis. À partir du moment où la gauche a abandonné comme but l'égalité (relative) de condition en faveur de l'égalité des chances, elle a aussi joué la carte de la politique de l'identité, en mettant en avant tout ce qui est supposé être «différent», «étranger», «minoritaire», «marginal», sans tenir compte, à nouveau, de l'aspect de classe de ce discours, tenu le plus souvent par des intellectuels économiquement privilégiés et où le rôle du méchant est joué par le  «peuple» chauvin, raciste, enraciné quelque part.

Le mépris que ce discours exprime à l'égard du groupe majoritaire, blanc ou chrétien, supposé être éternellement privilégié en vertu des hasards de la naissance alors qu'il est en crise totale, devait nécessairement produire une réaction. La campagne de Trump peut être vue en partie comme une réaction identitaire «blanche» à la politique de l'identité, ce qui suscite évidemment des cris d'indignation de la gauche bien-pensante. Le problème est qu'il ne fallait pas commencer à jouer à la politique de l'identité.


A bien des égards, le succès de la campagne de Sanders, même s'il est plus faible dans le camp démocrate que celui de Trump dans le camp républicain, exprime aussi la révolte des masses contre les élites, mais sans l'aspect «réaction identitaire blanche» (qui est totalement politiquement incorrect à gauche) et une réaction isolationniste moins marquée (Sanders étant sans doute modérément séduit par l'idée d'ingérence humanitaire).

Finalement, il faut se demander ce que la campagne de Trump signifie pour nous, les vassaux, citoyens de l'Empire mais dépourvus du droit de vote aux États-Unis. Tout d'abord, cette révolte populaire dans un pays où tout est supposé aller pour le mieux et que la «construction européenne» s'efforce d'imiter tout en nous y soumettant est aussi un problème pour nos élites. L'élection de Corbyn à la tête du parti travailliste en Grande-Bretagne ainsi que la montée de «l'extrême droite» en Europe continentale sont un peu les analogues des phénomènes Sanders et Trump aux États-Unis. Ici aussi, le consensus dominant en faveur de l'ouverture maximale des marchés et des politiques de confrontation avec le reste du monde au nom des droits de l'homme est en train de s'effondrer.


Face à cela, nos élites n'ont qu'un seul mot à la bouche, un seul espoir, une seule foi: Hillary Clinton. Et il est probable que la mobilisation des médias, de la grande majorité des intellectuels et des artistes, du patronat transnational, de la gauche des droits de l'homme ainsi que de la plupart des Églises, lui permettra d'abord d'achever de vaincre Sanders et, avec l'appui de celui-ci, de vaincre Trump en novembre. On aura alors droit à quatre ans, si pas huit, de plus de militarisme, de guerres et de menaces de guerre, pendant que notre gauche célèbrera cette nouvelle victoire de la démocratie, du féminisme et de l'anti-racisme.
Mais le mécontentement populaire continuera à grandir; ceux qui veulent éviter qu'il ne débouche sur un nouveau Trump - ou pire - ne doivent pas s'en remettre à la "reine du chaos" mais construire une alternative à la Sanders, et sans doute en plus radical.

RT France

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